Le banjo revient sur ses débuts avec Jacken Elswyth
Chaque jour, depuis presque 10 ans, je reçois sur ma boîte email des alertes envoyées par Google et programmées pour me transmettre les meilleurs résultats des contenus incluant le mot-clé « fugue ». Cette démarche assez inutile ne m’a jamais vraiment servi à rien si ce n’est d’engrosser ma boîte email et d’entretenir un kink pour les démarches émancipatrices, les adolescent.e.s incompris.e.s, les films de Gregg Araki et les freight train riders.
L’hiver dernier, j’ai ajouté à ma collection de « rêveries rebelles » la musique de Jacken Elswyth, qui contre toute attente, exécute des allers-retours techniques entre airs gaéliques, ballades folk américaines, improvisations et musique concrète sur des banjos qu’elle restaure ou fabrique elle-même.
L’émancipation, ici, ne se traduit pas par une nouvelle forme musicale, une hybridation ou une fusion des genres mais simplement par une expression qui semble réduite à l’essence du banjo, d’où il ressort une sensation constamment renouvelée de linéarité et de minimalisme aérien.
Sur Youtube, la musicienne basée à Londres est assise sur le lit dans sa chambre ou dans son atelier. Le décor est simple, laissant ressortir les matériaux naturels comme le bois ou la nature lorsqu’elle se filme dans un jardin. Les mélodies qu’elle interprètent semblent se répéter sans pour autant être univoques. Sa main droite repliée, pour effectuer la technique du clawhammer, elle fait alterner des rebonds de l’index et du majeur avec des battements du pouce sur la première corde, jouée à vide. Cette corde drone, qui produit toujours la même note, (celle de la clé dans laquelle le banjo est accordé) est comme un fil conducteur, un battement unificateur. Technique percussive, caractéristique du style « old-time », elle nous permet de suivre le rythme, même sans y être initié.e. C’est un peu comme on imagine rentrer dans un cercle de danse bretonne ou tous les participant.e.s se tiennent par le petit doigt.
Dans son interprétation de « Red Prairie Dawn », les glissements d’une note à une autre se font sans effort, ni déstabilisation. Dans les commentaires, elle répond à un utilisateur qui s’enquiert de la technique avec un banjo sans frettes, donc où le manche n’est pas délimitée par une grille de notes : « Mon meilleur conseil serait de ne pas trop serrer et glisser dans les notes, et de ne pas s’inquiéter si c’est un peu flou ! ».
Avec sa série de cassettes, Betwitx & Between, commencée en 2018, Elswyth fait la combinaison de ses travaux et de ceux d’autres artistes de la même veine. Elle associe des techniques d’improvisations et des interprétations contemporaines à des chansons traditionnelles d’origine anglaise, irlandaise ou américaine, pouvant dater des trois derniers siècles. On peut y apprécier la diversité sonore et musicale qui mélange drones enveloppants, timbres rock métalliques ou shruti-box cérémoniale.
Aujourd’hui s’il les musicien.ne.s folk peuvent se fournir en matériel sur Spotify ou Youtube, l’imaginaire du début est caractérisé par une transmission orale, à l’origine d’une circulation des mélodies et d’une pluralité de versions.
Sur le site de la Vaughan Williams Memorial Library, les archives en ligne fondées par le collecteur de musique folk anglais Cecil Sharp et qui recense la plus grande collection de chants, danses et de musique traditionnelle au Royaume-Uni, on trouve plus de 200 versions de « The Elfin Knight », une mélodie qui pourrait dater aussi loin que le 12ème siècle, et aurait servi de matériel à « Scarborough Fair » également jouée par Simon & Garfunkel.
Si la technique de diffusion du Folk a donc toujours un peu été basée sur la cover, le gap entre l’âge du matériau originel et celui des versions récentes sur Youtube donne lieu le plus souvent à la sensation gênante d’être un.e touriste en ballade à Disneyland. Je ne veux pas critiquer la maîtrise d’instruments médiévaux ou les voix qui arrivent à dialoguer avec les anges, mais il est clair que je ne vais pas m’émouvoir devant un unpacking du folk filmé devant un porche ou une cascade.
Dans ses performances solos ou avec le groupe d’improvisation Shovel Dance Collective dont elle fait partie, Jacken Elswyth semble s’élever de la représentation pour ne retransmettre que l’essence des chansons et des sons. Sans décor, sans frettes, on ne reçoit que ce qu’il passe au travers de l’instrument.
En vu d’écrire cet article, je discute avec deux amis qui jouent dans un groupe de folk et nous en venons à parler de la transmission orale. Ils m’apprennent que si cette dernière est pour certain.e.s gage d’authenticité, l’authenticité du folk est de toute façon propice à la pré-fabrication.
Dans une interview sur le site de Rewire Festival, Shovel Dance Collective pointe ce déni des origines en faveur d’un mouvement tourné vers le retour d’une culture folk anglaise, authentique, mené par des archivistes et chercheurs.
Selon le groupe : « Les premiers collecteurs anglais, tels que Cecil Sharp, étaient animés par la quête d’une culture authentiquement « anglaise », omettant les chansons qui ne correspondaient pas à leur idéal. Souvent, ils épuraient les paroles trop sexuelles, grossières ou rebelles. Sharp et d’autres ont également favorisé un processus de racialisation qui a effacé la nature internationale et géographiquement fluide de la chanson folk, en particulier dans leur déni raciste des origines noires des shanties « anglaises »
Avec leur album The Water Is the Shovel of The Shore qui mêle chants religieux, fields recordings et instruments traditionnels, ils font revivre ces shanties (des chants de marins du XVIII ou XIXème siècle).
De mes écoutes favorites, je retiens particulièrement celle de l’album « Banjo with the Sound of its own making » écouté un jour ou il faisait particulièrement froid, un hiver à Berlin. Défiant toute chronologie, l’album nous permet d’entendre le son joué par le banjo, alors qu’il est techniquement en cours de réalisation. Le son du banjo en train d’être fabriqué intègre mon salon, j’entends des fields recordings de bois, diffusés en mode shuffle aux côtés du reste. Je baigne dans les effluves d’un pad-thai tout juste livré et dans celles de l’Ingwer Tee. Qu’on est bien me dis-je.
Sartre disait quelque chose comme « on peut toujours faire quelque chose de ce qu’on a fait de nous. » et quelque part l’approche d’Elswyth semble nous dire que tout est déjà dans nos mains pour accéder à une énergie au présent.
Merci à Chris Sergeant et Guy pour leur précieuse contribution à cet article.