Jacques Charlier Art In Another Way

Jacques Charlier, Art In Another Way

La dernière gorgée d’eau tiède

Réédité à partir de cassettes enregistrées dans les années 1980 par Jacques Charlier sous le nom de « Chansons Tristes », « Chansons Régressives » et « Chansons Idiotes », le double album Art In Another Way est sorti sur les labels Séance Centre et Musique Plastique en 2022.

Une des premières choses que j’ai ressenti en écoutant l’album de Jacques Charlier c’est du confort. Pourtant pas celui de la comfort zone dont il faudrait chercher à sortir aussi souvent que d’un fumoir mais plutôt celui dont on prend conscience à boire de l’eau tiède. Il y avait quelque chose de l’ordre de la communion voire de la contamination, qui me faisait penser à la sensation ressentie un été à boire la dernière gorgée d’eau tiède d’une bouteille, celle de faire corps avec l’eau, qui se trouvait en quelque sorte à ma température. 

Jacques Charlier crée des boucles rythmiques dont le minimalisme semble procurer la toile de fond à une légèreté curieuse. Il y a quelque chose de l’ordre du spectacle ou de la pitrerie dans « Crépuscule » par exemple, d’où ressortent des bruits de machinerie et des collages d’effets de guitare ou de synthé. « L’Amour Dans Les Chansons » me donne des frissons partout, c’est de l’ordre du plaisir mais aussi de la stupéfaction.

« Y’a moins d’amour que ça dans les chansons » chantent les voix de Marine Doutreleau et Jacques Charlier d’un air lointain. En dénigrant le médium même qu’elles utilisent pour parler de leur amour, elles témoignent de la distance prise par rapport à lui. Mais le fait d’utiliser la chanson permet le retour, la réinscription de la réalité dans l’art et le passage entre les différentes réalités de leur amour. Est-ce cela le sentiment d’osmose ?

Un peu comme les ready-mades de Duchamp s’interrogent sur la possibilité de faire de l’art sans art, ici Charlier fait des chansons d’amour qui n’en sont pas ou qui n’en sont plus. L’ambivalence prévaut toujours et l’équilibre oscille entre des bribes de conversation qu’on imagine soufflées entre deux taff de cigarettes devant le club local de Liège et des renvois mystiques à la planète Orion qui rappellent l’amour du rock underground français des années 70 pour la science fiction. À ce titre, « Perki Show » qui semble mixer écriture automatique et moments de vécu est un des titres les plus jubilatoires, nous entraînant dans des recoins trésors émouvants par leur beauté nouvelle, inattendue. 

Je suis un peu moins fan de « Samba » avec son rêve d’escapade romantique au soleil qui se transforme en « voici une chanson pour toi qui ne coûte pas un rond » mais en même temps, entre la crise et le statut d’artiste pouvant être plus que précaire je peux comprendre le bail. À la même époque, en France, Etienne Daho débarque lui avec le cultissime « Week-end à Rome » (1984) qui me donne le même genre de frissons si je l’écoute au bon moment mais dont le rêve de bulles de savons finit par me peser « Florence, Milan s’il y a le temps ». Alors que je me retrouve à fredonner « Samba », la contamination opère. Elle augure aussi du début d’un phénomène de décomposition qui va contribuer à remplacer celui de confort. 

La temporalité disparaît, les mesures s’allongent ou se tassent. La rengaine de la chanson d’amour laisse place aux mélodies solennelles abstraites de « Passing Time », aux recoins space-rock aux arpèges planants de « Tout va bien » ou le long de la ligne de basse serrée qui ne veut jamais décoller d’ « Un chat dans mon lit ». Tout ça crée une ambiance imprédictible, comme un négatif du confort familier croisé au début. Une aura fantomatique se développe même dans « Check-up » ou ce n’est plus le médium qui est à l’étude mais Charlier lui-même, sur fond d’accords cinglants. Sous des airs vaguement inquiétants, l’atmosphère devient insaisissable.

À l’instar du morceau « Hiroshima mon amour » du groupe de synth-Pop Poésie Noire qui fait explicitement référence au monde détruit par la bombe atomique, « Top » répands une odeur de ruines avec ses exclamations robotiques doublées d’un écho « Top…. Top… » « Coiffure…. Coiffure…», donnant un effet de signal radio entrecoupé de grésillements ou de restes d’humanité qui continuent à tourner en boucle. 

Vidés de leurs voix humaines, les morceaux nous font assister à une décomposition du vocabulaire musical de Charlier. Les accords de « Tout va bien » ne sont plus que des pâles copies ou des réapparitions de « Check-up », la voix grave et sensuelle s’entrecoupe de silences, jusqu’à devenir un râle. 

Si tout semble un peu se casser la gueule, il ne s’agit pourtant pas d’une chute, plutôt d’un réveil. Puisque la chanson ne permettait pas d’exprimer tout le spectre des émotions, pourquoi ne pas essayer du côté des textures, de l’espace et du rythme ? Ce renversement du confort invite au mouvement, à la renaissance. Sans une once de mièvrerie, les incantations de Marine Doutreleau réverbérées par un halo dans « Morning » sont élévatrices. Les voix éloignées d’Art in Another Way nous invitent à prendre de la distance. À s’émouvoir, pour mieux s’aimer. Une ode au DIY.

Traduit en anglais par DeepL avec TranslatePress