Susumu Yokota

Susumu Yokota : musique d’un monde flottant

Ma rencontre avec Susumu Yokota s’est passée durant un des premiers confinement, devant The Undoing, une série policière sur fond d’ambiance domino-schizo. Le covid m’avait forcé à cette immobilité du moins c’est l’excuse que je me trouvais pour regarder cette énième histoire sur un Upper East Side poli, pourrissant à coeur, jusqu’à ce que l’épisode se finisse sur “Song of a sleeping forest” de Susumu Yokota. Tout de suite, le morceau m’avait procuré une sensation de soulagement et un plaisir serein. Débarrassée de tout sentiment de culpabilité, je n’avais plus qu’à suivre ses percussions légères mais entraînantes, son enchaînement soigné de passages romantiques, ses cordes lyriques, sa harpe onirique et ses loops de voix éthérées tout droit sortie d’une clairière. En guise de sous-bois, je découvrirais plus tard qu’il s’agissait d’un sample du « Pas de deux” de Casse-Noisette. C’est ainsi par les grandes portes que sont Netflix et la musique classique que j’entrais dans l’oeuvre de Susumu Yokota, j’ai envie de dire, avec mes gros sabots.

Frankfurt Tokio Connection, « Luminescent Avatar » Vol 1, Harthouse 1993 &
Yokota, « Tune for a replicant » The Frankfurt-Tokyo Connection, Harthouse 1993

De la vie de Susumu Yokota, on ne sait pas grand chose, à part qu’il est né en 1960 à Tayoma, une ville au bord de la mer du Japon à 300 km de Tokyo et qu’il est mort très jeune à 55 ans. Pour donner un contour historique, la reconstruction du Japon après la deuxième guerre mondiale s’accompagne d’une très forte croissance économique qui aboutira au boom des années 1990. Après une période d’occupation et une nouvelle vague d’isolation du pays (dirigé pendant plus de 200 par une politique isolationniste), ce sont aussi les échanges avec l’extérieur reprennent. Pendant ce temps, en Europe, l’Allemagne voit la chute du mur réunifier le bloc de l’Ouest et de l’Est : des milliers d’Allemands de l’Est découvrent l’existence de la musique dance et la dictature de leurs goûts musicaux par l’état prend fin. C’est dans ce contexte de vent nouveau que Susumu Yokota commence sa carrière, après s’être fait repéré par les pères de la Trance à Francfort, Sven Väth et Dr Motte.

Ses premières disques sortent sur Harthouse, le label cofondé par Sven Väth à Francfort en 1992 à partir duquel va naître la scène Hardtrance et un des points de gravité du développement du mouvement Trance en Europe aux cotés d’autres labels allemands comme MFS ou Space Teddy. Dans le livre Trance de Leonhard Hieronymi, une citation de Sven Väth (extraite d’une conversation avec Rainald Goetz) explique qu’avec le label Harthouse, il s’agissait de “reconquérir (…) un statut de culte comique qui ne pourrait être reconquis que sur le terrain de la musique elle-même ; par une redéfinition radicale de ce qui était, il y a deux ans, un son vraiment sensationnel et plausible : la Hardtrance.” 

Cette redéfinition des premiers sons Trance comme “What time is Love, Pure Trance 1 de KLF” passe par l’ajout d’éléments nouveaux et une accentuation des basses. On trouve notamment plus de voix, d’accords mélodiques qui prennent un ton acid, de réverbération et plein d’autres effets qui ajoutent un effet spacy, rêveur comme chez Arpegiattors, avec X-Plain the Un-xPLAIN en 1992.

Avec des morceaux comme “Luminescent Avatar” et “Tune for a Replicant”, Susumu Yokota passe à une autre étape dans le sens où l’atmosphère prend complètement le dessus. Les  basses continuent à taper fort, mais elles n’arrivent dans le morceau qu’après une longue introduction, religieuse, dans “Luminescent Avatar” ou sont surpassées par les séquences mélodiques typiques de l’Acid House qui apportent un côté “Blob” ou monstre radioactif à l’ensemble (le “culte comique” voulu par Sven Väth ?) 

La frontière entre ce qui pourrait être une note et une voix est brouillée, les échos des premières mesures de “Luminescent Avatar” sonnent comme des râles métalliques d’une autre galaxie. Bizarrement, je trouve que “Tune for a Replicant” est un morceau qui s’écoute très bien dans un champ, les yeux fermés un jour de plein été. Il y a tellement d’accroches et de possibilité de chemins différents à suivre qu’on est très vite porté.e par son imagination et invité.e à la méditation. Tout en s’appuyant sur un thème concret : la technologie, il laisse entendre des crissements similaires à ceux de souris; de la nature à la création d’avatar il n’y a qu’un pas. 

Grâce aux son intergalactiques, la techno pénètre dans des chemins plus ténus. Et c’est là, dans ces interstices qui commencent à prendre en considération les scènes plus chill nécessaires au répit des danseurs que la rave bat son plein, Susumu Yokota à son avant-garde.

Susumu Yokota « Saboten » Acid Mt Fuji, Sublime Records 1994

Leonhard Hieronymi décrit la Trance (Trance) comme “le royaume intermédiaire entre l’état éveillé et le sommeil”. Avec “Saboten”, c’est un peu comme si Susumu Yokota venait nous cueillir au pied du lit pour nous entraîner dans la danse grâce à des boucles mélodiques qui ondulent, se répètent et auxquelles le changement d’enveloppe apporte un effet de densité et de raréfaction alternée qui crée quelque chose de l’envoutement. 

Un morceau de l’album Acid Mt Fuji sonne plus particulièrement rave, “Oponchi”, avec ses lignes de basse acid qui gratouillent alors que le reste s’appuie beaucoup sur la nature avec des sons d’oiseaux et des morceaux qui empruntent leurs titres à des plantes telles “Zenmai” et “Saboten” ou à des figures du folklore associées à des mythes légendaires comme “Tanuki”, un animal qui peut changer de forme. 

Acid Mount Fuji se prête plus à l’expérience psychédélique, qu’a un trip sur de l’acid house; ce que j’adore dans “Saboten”, c’est son petit côté rebelle, comme un esprit malin qui viendrait nous rendre visite après avoir trop fait la fête pour nous demander “Et maintenant tu vas faire quoi de ta vie ?”.

Ebi, « Kai », Zen, Space Teddy Records 1994

Dans la brochure de l’album Space Teddy Collection d’où est tiré “Kai” et qui réédite dans une compilation les morceaux sortis sur Space Teddy Records sous le pseudonyme d’Ebi, Uwe Reineke co-fondateur du label avec Dr Motte explique que c’était les premiers morceaux qu’ils recevaient d’un artiste japonais, qu’ils les avaient écouté en boucle, bloquant sur cette “nouvelle étape de la musique Techno”. 

Plusieurs journalistes ont parlé d’une idéalisation problématique de la musique japonaise, comme Clive Bell dans cet article paru sur Red Bull Music Academy sur la musique improvisée au Japon ou Alan Cummings pour The Wire à propos de la même scène

Cette approche serait née en partie d’un sentiment d’étrangeté pour une culture très lointaine et donc « forcément différente”, mêlé à une appropriation culturelle qui aurait pour effet de réduire la grille de lecture de cette culture à ce qu’en ont récupéré les récits occidentaux (zenitude, calme, sensibilité, meilleur goût). 

Je crois moi aussi avoir eu une attitude assez “fan-esque” vis à vis de Yokota. J’ai essayé de lui donner la meilleure place dans les mixes que je faisais, je n’ai jamais prononcé son nom sans le faire suivre par un battement de tête désemparé pour signaler l’incapacité à verbaliser mon adoration. Je l’ai choyé comme ce petit carnet à miroir que je cachais au fond d’un tiroir à 10 ans. Réservant l’écoute à des moments choisis, préférant la cérémonie, en faisant presque une expérience chamanique.

Le morceau « Kai » voit Susumu Yokota adopter le pseudo Ebi, qui signifie “crevette” en japonais. Il expliqua que l’animal serait sa représentation de la musique techno-house : la queue pour grosse caisse, les pattes pour les cymbales, les tentacules les claps et la caisse claire.

Cette représentation imagée encourage l’interprétation de l’envoutement ou de la séance chamanique dans lequel les esprits sont invoqués et transmettent leur perspective par le biais du chaman ou non. C’est à partir de là que les frontières se brouillent entre le rêve et le quotidien, le lointain et le proche. La musique sert à passer entre les mondes. Le titre s’ouvre s’ouvre sur un cycle de voix éthérées, éléments chers à l’artiste, puis c’est un échafaudage de percussions et de boucles mélodiques qui respirent à plusieurs vitesses. Comme si plusieurs voix étaient à la source de la musique. 

Ringo, Mitsuba, Plantation, Sublime Records 1995

Stevia, Paint it, Fruits of the room, New Stage Records 1996

Dans ces deux morceau Susumu Yokota intègre de nouveaux éléments qui rendent son paysage sonore plus joyeux.

“Mitsuba” commence par un staccato technoïde, comme si les notes avaient été heurtées en vol par une décharge électrique. Les claps festifs sont soutenus par des marimbas qui donnent un côté plus soul à l’ensemble et rappellent un peu “The Whistle song” de Frankie Knuckles.
“Paint it” prend aussi un virage explosif avec des staccato d’accords métalliques et des breakbeats de Jungle qui font écho au tournant vers la Drum’n’Bass et le Dubstep que le son de rave est en train de prendre au Royaume-Uni. Ralentis à un BPM de house qui leur donne un entrain léger et saupoudrées de gouttelettes mélodiques, les percussions nous entraînent dans une ambiance house-funky qui me rappelle assez des morceaux sortis au début des années 2010s, notamment sur l’album “Reality Testing” de Lone ou avec le titre « Hotboys”, de Stephen Gurley. 

Dans une de ses rares interviews, donnée en 2002 le site Cyclic Defrost, Susumu Yokota parlait de son “éternel but”, celui “d’exprimer le ki-do-ai-raku (les quatre émotions : la joie, la colère, la tristesse et le bonheur) à travers la musique.” Il ajoutait: « La peur, la rage et la laideur se cachent toujours derrière la beauté (…) J’aimerais exprimer même les émotions cachées d’une personne avec la réalité.” 

Plus que la palette d’émotions, c’est le lien entre plusieurs zones qui je crois me fascine : la nature et la machine, le merveilleux et le sombre, le passé et le futur, les hommes et les animaux. La musique de Susumu Yokota transcrit ce côté en perpétuelle évolution des choses, comme le font les estampes japonaises qu’on appelle Ukiyo-e en japonais ce qui signifie « images du monde flottant ». Je dois dire que le paysage d’automne se marie bien à cette idée.

Traduit en anglais par DeepL avec TranslatePress